Santiago Alvarez

Santiago Alvarez est-il P.C. (Politiquement correct) ?

"Vous allez voir un film didactique, informatif, politique et...pamphlétaire!': Santiago Alvarez annonce d'emblée la couleur au début de Despegue a las 18:00 (1969). Trente ans après 1968, cent cinquante ans après le Manifeste communiste, certains ne manqueront pas de se demander si le cinéaste cubain est plus ou moins "Politiquement Correct'' qu'il ne l'était jadis. Pour esquisser une réponse, il faut retourner à la case départ.

Le 6 juin 1960 sort sur les écrans de Cuba la première édition du Noticiero ICAIC Latinoamericano, les actualités créées par l'Institut Cubain de l'Art et de l'Industrie Cinématographiques. La réalisation en est confiée à Santiago Alvarez, auparavant chargé des archives musicales d'une chaîne de télévision et producteur d'un programme radiophonique. D'autres actualités, privées, existent encore, mais pas pour longtemps: celles de I'ICAIC défendent la Révolution cubaine. à la recherche d'elle-même. Bientôt, la radicalisation et la polarisation politiques, le blocus et les agressions anticastristes déterminent les conditions de production du Noticiero: équipé en priorité en 35 mm, I'ICAIC ne peut compter sur le format 16 mm alors abondamment utilisé par les partisans du cinéma-vérité ou du cinéma-direct en vogue; le nombre limité de copies doit être compensé par leur circulation plus longue, remettant ainsi en cause ses aspects les plus conjoncturels.

Le Noticiero s'affranchit donc des normes propres aux actualités: la succession superficielle de sujets est remplacée par des éditions monographiques, libérées des contraintes du formatage traditionnel, dans un sens ou dans l'autre (si Ciclón, 1963, dure vingt-deux minutes, Now, 1965, ne fait que six minutes).

De même, la pénurie et les difficultés d'accès aux images imposent la récupération et le détournement d'un matériel hétéroclite, composé à la fois d'extraits d'autres actualités, de photos de presse, programmes de télévision ou films de Hollywood. Néanmoins, Santiago Alvarez ne se contente pas de les utiliser: faisant de nécessité vertu, il transforme ce matériel, l'intègre au mouvement du film par les techniques propres au cinéma d'animation. Il y insère du texte, évacué du commentaire en voix off. Les intertitres deviennent à leur tour procédé graphique et rythmique. Le cinéma de Santiago Alvarez ne relève pas seulement du montage, il procède aussi du collage et donc des arts plastiques, et plus particulièrement de l'art de l'affiche, remis à l'honneur par les Cubains. L'image n'étant dans le meilleur des cas que la moitié du film, Alvarez innove également dans l'élaboration de la bande-son. Il réduit à la portion congrue la voix off non pas pour dissimuler le point de vue, mais pour en multiplier la portée: le cinéma, documentaire ou pas, est toujours une question de point de vue. Si lamusique donne le "la" au montage, elle confère tout son sens aux images. Les rimes sont d'ailleurs souvent une question de rythme. Nulle part Santiago Alvarez n'apparaît aussi hétérodoxe que dans ses choix musicaux (par exemple, Villa Lobos revu et corrigé par Pérez Prado, dans Hasta la victoria siempre, 1967). Le point de départ semble avoir été les funérailles de Benny Moré, célébrées sur les airs du grand chanteur populaire (El barbare del ritmo, 1963): après tout, il n'est pas exclu de voir dans les Caraïbes un cercueil danser dans les bras de ses proches. Bien plus insolite est d'entendre le groupe de rock américain Iron Butterfly convoqué à la cérémonie funèbre de Ho Chi Minh (79 primaveras, 1969). Le contrepoint peut être tantôt sarcastique, tantôt lyrique. La contradiction inspire davantage le réalisateur que l'analogie, la condensation lui convient mieux que la dilatation. Hanoi, martes 13 (1967) maîtrise l'alternance de tons les plus extrêmes. Le préambule s'inspire de la littérature pour enfants écrite par le dirigeant indépendantiste José Marti, avant de passer de la couleur au noir et blanc et à la caricature, pour brocarder le président des Etats-Unis (qui aura droit aux dards acérés de L.B.J., 1968). Ensuite, Santiago Alvarez retrouve une respiration plus descriptive pour montrer la vie des Vietnamiens, brutalement interrompue par les bombardements. A l'heure où le cinéma cubain et latine-américain favorisait les contaminations réciproques entre le documentaire et le film de fiction, le responsable du Noticiero privilégie la narration plutôt que la description, tout en trouvant des formes nouvelles, en rupture avec les sacro-saints principes d'homogénéité et transparence. Il incarne sans doute le courant le plus militant du documentaire cubain des années soixante. Si le courant anthropologique explore la subjectivité (dans les films de Sara Gómez), la tendance plus politique est traversée par l'expérimentation poétique. Alvarez travaille au corps la matière filmique. 79 primaveras retourne la dimension métaphorique contre le film lui-même, avec l'implosion finale exhibant les "entrailles" de la pellicule. Dans le réagencement et la réinterprétation des signes de cette époque aujour- d'hui si lointaine, Santiago Alvarez se révèle un véritable créateur de formes. L'hétérogénéité n'est pas forcément synonyme de hétérodoxie, mais la musique et l'image sont sans doute plus polysémiques que les discours, quels qu'ils soient.

Pour mettre en musique une réponse à la question sur le "Politiquement correct"; empruntons donc des paroles en syntonie avec le cinéaste qui a sillonné l'Amérique Latine. A la fin des années soixante, Caetano Veloso chantait: "Navegar é precisa, viver nâo é precise" ("Naviguer est nécessaire, vivre ne l'est point"). Aujourd'hui, un autre Brésilien, Paulinho da Viola, semble lui répondre: "Nâo sou eu quem me navega, quem me navega é o mar" ("Ce n'est pas moi qui navigue, c'est la mer qui me porte").

Paulo Antonio Paranagua