Focus : Jan Svankmajer

Un agent secret du principe de plaisir

L'œuvre de Jan Svankmajer entrouvre une trappe sur un monde où se mêlent le foisonnement le plus débridé et la cohérence la plus rigoureuse. Ce qui s'avance là est le fruit d'une nécessité impérieuse, d'une sorte de commande obsessionnelle, qui dépasse de beaucoup les simples questions de forme ou d'esthétique. Un monde souterrain creuse ses galeries jusqu'aux strates profondes de l'enfance, là où la sensibilité ancre ses racines les plus tenaces : monde de terreurs et de jeux, d'humour et de cruauté,d'inventions et de destructions, de mensonges tout aussi bien que de découvertes. D'où probablement le malentendu, la réduction de ce monde aux simples caractéristiques d'un remarquable cinéma d'animation. Marionnettiste, metteur en scène de théâtre, graveur, céramiste, collagiste, inventeur d'objets et de machines, expérimentateur inlassable, Svankmajer accumule des moyens d'expression, non par versatilité, mais pour mettre à nu le fonctionnement du désir. Avec tout le sérieux que l'enfant met pour se défendre des quelques monstres intimes qui pourraient l'anéantir, Jan Svankmajer opère à vif : "L'essence de mon travail créatif est un modèle intérieur constitué à la fois d'éléments conscients et inconscients. Tout comme les anciens alchimistes, je distille continuellement l'eau de mes expériences issues de mon enfance, de mes obsessions, de mes manies, de mes anxiétés". Sa référence explicite à l'alchimie est consubstantielle à sa démarche. Dès le début des années soixante apparaît l'influence du Maniérisme, lequel à Prague, sous le règne de Rodolphe Il, fut fortement imprégné par l'hermétisme. On la retrouve dans ses premiers films les matériaux ou les objets s'y animent d'une énergie propre, conformément aux préceptes de l'alchimie : "les objets ont une vie interne. En accord avec les sciences hermétistes, je crois à la conservation d'un certain contenu dans les objets que les gens touchent alors qu'ils sont dans des conditions d'extrême sensibilité". Le peintre Arcimboldo le fascine par ses portraits anthropomorphes. Jeux de Pierres, Possibilités de dialogue, Flora, portent son signe, mais aussi les moulages et les céramiques qu'il réalise avec sa femme et dont il emplit les moindres recoins de son ' palais idéal' à Stankov. Dès lors, on ne peut plus regarder les films d'animation de Svankmajer de la même façon. Ce qui détermine le choix de cette technique parti- culière c'est bien la volonté de donner une "âme", c'est à dire d'animer ce qui semble être sans vie. Son travail sur les forces inconscientes, ses expérimentations sensibles, son attrait pour une certaine connaissance ésotérique, devaient le conduire à prendre contact avec les surréalistes. En 1970 il rejoint le groupe de Prague constitué autour du poète et théoricien Vratislav Effenberger. En 1968, avec le printemps de Prague, le groupe jusqu'alors forcé à la clandestinité à cause de ses positions anti-staliniennes, a connu un regain d'activité. Pour Svankmajer comme pour son épouse Eva, poète et peintre, une nouvelle période commence. L'énergie qu'il avait mise dans son œuvre personnelle, se trouve décuplée par les travaux collectifs et l'apport théorique d'Effenberger. Victimes de la "normalisation", les surréalistes tchèques publient dans les revues des autres groupes. Svankmajer publiera certains scénarios inédits dans le Bulletin de Liaison Surréaliste (Paris), dans Le La (Genève) ou dans Dunganon (Orkelljunga). Mais plus que le cinéma, ce qui va l'occuper alors c'est le tactilisme, découvert fortuitement en 1974, après une expérimentation collective. Il en devient et le théoricien et l'infatigable promoteur. Il y voit la meilleure façon d'échapper à l'esthétisme et surtout le moyen d 'exprimer certaines émotions venant de l'enfance, car "cela a été notre premier contact avec le monde, avant même que nous puissons le voir, l'entendre ou le goûter". De 1972 à 1979, période durant laquelle on l'empêche de tourner, il multiplie les expériences tactiles. En 1980, on lui permet de refaire du cinéma. Tout naturellement, il introduit les résultats de ces expériences dans ses films, comme dans La Chute de la Maison Usher. Dans son dernier long métrage Les Conspirateurs du plaisir, il fait expérimenter par l'un de ses personnages les objets tac- tiles érotiques, fabriqués en 1976, ou la machine "ipsatrice"(J qu'il n'a pas manqué d'essayer sur lui-même. Il n'y a donc pas de séparation entre les nombreux domaines de sa création, pas plus qu'entre sa vie et son œuvre qui agissent en constants 'vases communicants". Les trouvailles issues des expériences, des jeux, des enquêtes réalisés au sein du groupe surréaliste donnent lieux à des créations personnelles. Ainsi, le scénario du film La Morphologie mentale illustrant ses réponses à une enquête sur les souvenirs de la petite enfance. Ainsi et surtout son travail avec Eva Svankmajerovâ, telles les céramiques qu'ils réalisent sous le pseudonyme de E.J. Kostelec, ou la machine infernale dans Le Pendule, le puits et l'espoir, les décors d'Alice, les poupées de chiffon dans Les Conspirateurs du plaisir. Loin de se tarir cette volonté de faire passer la richesse collective au cœur même de l'expression et de la subjectivité du créateur, se renforce. Dans Otesanek, long métrage en préparation, Eva Svankmajerová a une part de réalisation accrue.

Marie-Dominique Massoni et Bertrand Schmitt