Focus : Mikhaïl Kobakhidzé

Le cousin géorgien de Keaton et de Tati. À l'automne 1993, Christophe Derouet nous parla à Bref d'un cinéaste géorgien de passage à Paris, dont il fallait absolument voir les films. Le cinéaste en question disposait de cassettes dont il ne se séparait quasiment pas car, pour deux films, il s'agissait -croyait-il alors- de la dernière trace de son travail d'école (il fut étudiant au VGIK de Moscou). Il cherchait aussi un producteur pour un long métrage. Comme tous ceux qui ont eu le bonheur de découvrir les courts métrages de Mikhaïl Kobakhidzé, nous avons été éblouis, enchantés, par cette gracieuse alliance entre la tendresse, l'humour, une certaine lucidité et ce que nous appellerons un grain de folie pour ne pas parler de poésie. Les cinq films de Kobakhidzé, réalisés entre 1961 et 1969, marquent incontestablement la naissance d'une œuvre comique à la perfection riche de promesses. Nous avions alors rencontré Kobakhidzé pour comprendre, entre autre, le silence qui a suivi Les Musiciens (1969). Il nous a parlé de la joie, de la bonne humeur, comme sensations premières de ses films. Paradoxe douloureux pour un artiste dont la vie fut traversée de drames professionnels, familiaux sur fond de querelles au sein de la Nomenklatura. Nous n'insisterons pas sur cette trajectoire, qu'on pourrait sans forcer colorer d'accents pathétiques, au risque de trahir la tonalité de l'œuvre. Disons simplement que si Kobakhidzé a eu sa carrière de réalisateur entravée, c'est d'abord parce qu'il n'a jamais courbé l'échine, a préféré se taire plutôt que de signer des films non conformes à l'idée qu'il se faisait de son (du ?) cinéma. Kobakhidzé appartient à la tradition des cinéastes éminemment visuels. Sans paroles, ses films sont rythmés par des musiques aux vertus chorégraphiques. La mise en scène joue avec une virtuosité confondante des capacités expressives de l'espace filmique : jeux de regards, variétés subtiles dans le filmage des espaces, précision dans les déplacements des personnages. Tout cela avec une élégance et une tendresse extrêmes. Le mouvement que l'on perçoit d'un film à l'autre n'est pas sans rappeler celui de l'œuvre de Jacques Tati, tendant de plus en plus vers une certaine "abstraction" jusqu'à Play Time. Les débuts de Kobakhidzé reposent sur un sens aigu de robservation et la restitution amusée d'un monde plausible, à peine schématisé par des situations basiques. Le Parapluie décolle nette- ment de la réalité, qui conte en image la fable d'un couple qui a croisé sur son chemin un pépin volant. Nulle métaphore ici autre qu'une variation sur le thème éternel des tentations et de la fidélité amoureuse. L'image se donne pour ce qu'elle est : objet de contemplation, vibrations de sens, délicieuses ambivalences, appel aux rêves. L'action - si ce mot peut avoir ici un sens - se déploie dans la montagne, près d'une voie ferrée, un lieu encore possible. Par contre, l'espace dans lequel s'affrontent Les Musiciens est nu, blanc, comme un paysage de neige ou d'un blanc qui équivaut au noir des marionnettistes; un personnage peut disparaître totalement en se cachant derrière un tissu blanc, toutes sortes d'armes peuvent émerger de ce néant immaculé. Nous avons quitté l'espace réaliste, le crescendo des duels évoquant irrésistiblement une dimension cartoonesque jamais exploitée avec autant de culot et de brio. Quelle voie Kobakhidzé aurait-il prise ? La question va prendre un autre sens. A 57 ans (il est né le 5 avril 1939 à Tbilissi), après 28 ans de silence, Kobakhidzé annonce un sixième film, son premier long métrage, une coproduction franco-géorgienne : Variations sur l'amour.

Jacques Kermabon Rédacteur en chef de 8lef